Dévoilée le 24 janvier, l’étude d’impact du projet de loi de réforme des retraites ne présente pas la vérité des faits. Elle « oublie » notamment les effets de l’âge pivot, la mesure qui est pourtant au cœur de la réforme.
Quand il s’agit d’argumenter en faveur de sa réforme des retraites, le gouvernement brouille les cartes sans état d’âme. C'est le constat qu’on est obligé de tirer à la lecture de la copieuse étude d’impact rendue publique vendredi 24 janvier, juste après l’approbation en conseil des ministres des deux projets de loi (loi ordinaire et loi organique) que l’exécutif compte faire adopter définitivement en juin.
Mediapart est déjà revenu sur l’avis très sévère du Conseil d’État quant à la méthode d’élaboration de la loi et les faiblesses de l’étude d’impact, jugée par la plus haute instance administrative comme « en deçà de ce qu’elle devrait être » et présentant des projections financières « lacunaires ».
Mais le Conseil d’État ne s’est pas appesanti sur ce qui ressemble pourtant de près à un maquillage volontaire des conséquences de la réforme pour les Français. À partir de la page 204, l’étude d’impact détaille les effets de la réforme projetée pour 80 cas types différents. Ces profils, qui ne reflètent « pas la complexité des trajectoires réelles de carrière », indique le gouvernement, « ont pour objectif, à partir d’une trajectoire théorique simplifiée et donc plus intelligible, d’illustrer de manière pédagogique les effets de la réforme ».
Ces cas types sont repris sur un site gouvernemental, destiné à être enrichi au fur et à mesure du temps. Ils sont aussi vantés par la communication numérique du parti La République en marche sur les réseaux sociaux, ici ou là.
Le problème, c’est que ces cas à visée « pédagogique », et promotionnelle, ne prennent pas en compte la principale mesure de la réforme telle qu’elle est pensée par le gouvernement : le recul dans le temps de l’âge pivot, ou « âge d’équilibre ». L’oubli est plus que fâcheux, il est choquant. « L’étude d’impact ne rend pas compte des conséquences du projet de réforme des retraites, ce qui est pourtant l’objectif que la Constitution lui assigne. De plus elle est volontairement trompeuse quant aux résultats de la réforme », s’indigne le collectif Nos retraites, composé de citoyens et d’économistes, très actif dans le décryptage de la réforme depuis le mois de septembre et le premier à avoir souligné l’entourloupe.
On l’a compris depuis la présentation du rapport Delevoye en juillet : un âge pivot devrait être fixé pour tous les Français concernés par la réforme, ceux nés à partir de 1975. L’ex-haut commissaire avait évoqué l’âge de 64 ans. Il était donc prévu que les Français partant à 63 ans perdent 5 % du montant total de leur pension, et que ceux partant à 62 ans perdent 10 %. À l’inverse, ils devaient obtenir un bonus de 5 % par année de travail supplémentaire.
Ce principe est inscrit noir sur blanc dans l’article 10 du projet de loi, mais aussi page 197 de l’étude d’impact. Il est tout aussi officiellement prévu que l’âge pivot recule avec le temps, en théorie d’un mois par an – l’équivalent des deux tiers des gains d’espérance de vie attendus dans les années à venir. Il atteindrait ainsi 66 ans et 3 mois pour la génération née en 1990, et 67 ans pour celle venue au monde en 1999. Cet élément est tellement connu qu’il s’agit de l’un des arguments de communication du gouvernement, qui vante le fait que « l’âge d’équilibre garantira l’équilibre financier » du système.
Première surprise à la lecture de l’étude d’impact et des cas types : l’âge d’équilibre est en fait fixé par le gouvernement à 65 ans, et non 64 ans. Deuxième surprise, et elle est énorme : le gouvernement a « oublié » de prendre en compte le recul de cette borne pour calculer ses simulations ! L’étude d’impact l’assume : même si elle détaille les cas des générations nées de 1975 à 2003, « l’âge d’équilibre du système universel s’établit pour ces générations à 65 ans et la durée d’assurance requise à 43 années ».
Dans ces calculs, il n’y a donc aucune différence pour des générations nées à vingt-huit ans d’écart. Résultat, en choisissant des exemples de salariés qui auront tous travaillé 43 ans, le gouvernement n’a comptabilisé aucun des malus qui les pénaliseront pourtant à coup sûr s’ils partent à la retraite plus tôt que l’âge pivot.
Voilà qui permet à l’exécutif de jeter un voile pudique sur l’iniquité du principe même de cet âge pivot. Si cette borne est fixée à 65 ans, un ouvrier qui commencerait à travailler à 20 ans et cotiserait 43 ans pourrait perdre 10 % de sa pension, quand un cadre démarrant à 24 ans aurait droit à un bonus de 10 % en travaillant exactement la même durée. Et cela alors même que les cadres vivent plus longtemps (et en meilleure santé) que les ouvriers.
Le secrétariat d’État à la réforme des retraites dément vouloir tromper le Parlement et les Français. « Nous avons figé nos calculs dans une situation où les réformes déjà votées sont arrivées à leur terme, c’est-à-dire à une durée de cotisation nécessaire de 43 ans, explique un de ses représentants. Si on commence à travailler à 22 ans, on arrive à 65 ans pour le départ à la retraite, sans décote [ce sera le cas en 2037, si aucune autre mesure d’allongement de la durée de cotisation ou de recul de l’âge de départ n’est prise d’ici là – ndlr]. C’est l’hypothèse que nous avons retenue. »
En annulant les effets de l’âge pivot, l’idée, assure-t-on, est de pouvoir « comparer des torchons avec des torchons, car cela n’aurait pas de sens de comparer le futur système sur les 40 ans à venir avec le système actuel, en considérant qu’il resterait tel qu’il est défini aujourd’hui ». Autrement dit, le gouvernement estime que même si la réforme en cours n’est finalement pas votée, le système de retraites subira encore d’autres réformes dans les années à venir, et que ces dernières passeraient forcément par un recul de l’âge de départ.
Pas de quoi convaincre le collectif Nos retraites, qui a recalculé 28 des cas présentés par le gouvernement (piochés dans une version provisoire de l’étude d’impact), en prenant en compte les décotes qui pénaliseront les travailleurs.
Les résultats sont éloquents : « Alors que pour la génération 1990 le gouvernement présente 21 situations sur 28 comme avantageuses avec un départ à la retraite à 64 ans, elles ne sont plus que 10 une fois que les données ont été redressées. Pour cette génération, les retraité·e·s perdent 7 % du niveau de leur pension avec nos corrections, 7 % qui ont donc été indûment ajoutés dans l’étude d’impact. »
Par exemple Sabrina, Atsem (qui assiste les enseignants en école maternelle), née en 1990, est présentée par le gouvernement comme « gagnante », quel que soit l'âge de départ. Elle perd en fait avec le nouveau système dans tous les cas, sauf si elle part à la retraite à 67 ans.
Euros constants ou courants ?
Le cas des femmes, présentées unanimement par l’exécutif et les députés de la majorité comme les « grandes gagnantes » de la réforme, est un autre casse-tête pour le gouvernement.
Le Parisien a dévoilé une version non définitive de l’étude d’impact, qui comprenait six cas types de mères salariées. Avec la réforme, quatre d’entre elles étaient perdantes avec la réforme si elles ne partaient pas à 65 ans. Et encore, ces cas étaient orientés favorablement : outre l’âge pivot à 65 ans, ils partaient du principe que c’est la femme qui avait gardé la bonification de 5 % du montant de sa pension prévue pour chaque enfant (7 % à partir du troisième), alors que ce bonus peut, au choix des conjoints, revenir au mari.
Interrogée sur ces chiffres sur France Inter le 24 janvier, la ministre du travail Muriel Pénicaud les a balayés, affirmant que « les cas sont faux » et que « des points de méthode sont erronés ». Ces cas conflictuels ont en tout cas disparu de l’étude d’impact définitive. Selon nos informations, les choix définitifs sur la façon dont les droits déjà acquis seront transférés dans le nouveau système n’ont pas encore été faits, et il est donc impossible de les exposer pour l’instant.
Une lecture, même rapide, des cas types du gouvernement fait apparaître une autre série de bizarreries. Par exemple, Marie, artisane née en 2003, est présentée comme travaillant toute sa carrière pour un salaire mensuel « équivalent à » 1 333 euros par mois. Elle est pourtant censée toucher 1 899 euros de pension par mois dans le futur système. Même constat pour Thomas, agriculteur, gagnant « l’équivalent de » 1 000 euros par mois, et touchant au final les mêmes 1 899 euros de retraite.
Comment peuvent-ils gagner plus à la retraite que lors de leur carrière ? En fait, le gouvernement mélange les euros « constants » (calculés comme si l’inflation n’existait pas), et les euros « courants » (sur lesquels l’inflation est prise en compte), ce qui lui permet de gonfler artificiellement le montant apparent des retraites. La vérité est moins glorieuse. Les 1 899 euros promis correspondraient en fait aux 85 % du Smic net qui est promis par l’exécutif.
Un point qui permet de souligner que les hypothèses de revalorisation du Smic retenues pour ces calculs sont particulièrement généreuses. Ces hypothèses, rappelle le secrétariat d’État, sont les mêmes que celles du Conseil d’orientation des retraites. Elles sont exposées à la page 731 de l’étude d’impact. Cette dernière considère qu’en 25 ans (entre 2025 et 2040), le Smic augmenterait de pas moins de 53 %, alors qu’il n’a augmenté que de 26 % ces 15 dernières années. Entre 2032 et 2040, le Smic augmenterait carrément de 3,07 % par an, un niveau pas atteint depuis 2006.
Enfin, comme le soulignent l’économiste Michaël Zemmour et Justin Bénard, du collectif Nos retraites, sur leur blog hébergé par Alternatives économiques, le gouvernement a procédé à un dernier maquillage. Il concerne la part de dépenses qui seront consacrées aux retraites dans le futur. Le gouvernement affirme que cette part, qui se situe aujourd’hui à 13,8 % de PIB, baissera à 12,9 % en 2050, contre 13 % si la réforme n’avait pas eu lieu. Une façon de souligner que la réforme n’a pas pour but de limiter les dépenses.
En fait, indiquent les auteurs, contrairement à ce que clame l’étude d’impact, les mesures prévues par le gouvernement feront bien baisser les dépenses, de 0,3 à 0,5 point de PIB. Mais toutes les vérités ne sont apparemment pas bonnes à dire.
Source : Mediapart