Alors que la mobilisation contre la réforme des retraites entame sa septième semaine, les initiatives se multiplient pour malmener le pouvoir. Lancer sa robe d’avocat, sa blouse, son bleu de travail, aux pieds des directions et des ministres, chanter, danser... Dans une guerre d’usure, marquer les esprits devient vital pour la survie du mouvement.
Elles sont toujours spectaculaires, souvent émouvantes, calibrées pour les réseaux sociaux, et, pour les esprits grincheux, pas plus dangereuses qu’une piqûre de moustique pour le pouvoir en place. Depuis quelques semaines, en relais ou en accompagnement de la grève, différents corps de métier multiplient les performances contestataires, a fortiori à l'occasion des vœux des représentants de l’État, des élus LREM ou des ministres. À chaque fois, il s'agit de mettre en scène son outil de travail, un mouvement lancé par les avocats.
À Caen, le 8 janvier 2020, les membres du barreau local ont jeté leurs traditionnelles robes noir et blanc aux pieds de Nicole Belloubet, renvoyant au silence la ministre de la justice, pâle derrière son pupitre de verre. Depuis, des médecins et des soignants ont lancé leurs blouses au nez de leurs directions hospitalières, des professeurs ont fait valdinguer leurs cartables, des inspecteurs leur code du travail, jusqu’aux « fonctionnaires artisans » du Mobilier national, qui ont déposé, symboliquement, leurs outils de travail, en plein discours de leur directeur. Mercredi, les égoutiers de la Ville de Paris larguaient leurs bleus de travail lors d'une action surprise devant le ministère de l’économie et des finances à Paris, dans le nuage rouge de leurs fumigènes.
« Notre geste était tout à fait spontané, c’est devenu un symbole, constate Gaël Balavoine, avocat à Caen, très impliqué dans le mouvement de sa profession contre la réforme des retraites. Nous avions ce jour-là initialement prévu une haie d’honneur avec notre robe à nos pieds, la ministre a pris un autre chemin, les confrères ont donc commencé à jeter leur robe devant eux. »
Si l’image est devenue virale, c’est qu’elle met en scène bien plus qu’un tas de tissus. « Pour les avocats, notre robe est sacrée, c’est notre serment, notre indépendance, notre liberté de parole, d’exercice, poursuit Gaël Balavoine. La jeter à terre est une manière de dire que cela suffit. Que nous ne pouvons plus et ne pourrons plus exercer ce métier normalement. » Le geste est d’autant plus percutant qu’il émane d’une profession non estampillée « privilégiée » par le gouvernement ou l’inconscient collectif, comme les agents RATP ou les cheminots, constituant même une partie de la clientèle électorale d’Emmanuel Macron.
Les avocats ne se sont d’ailleurs pas arrêtés là : à Caen, ils ont formé, en empilant les livres de lois, un SOS rouge sur le parvis du tribunal. Une semaine plus tard, 250 d’entre eux ont rempli de leur silence la salle des pas perdus du palais de justice, en rangs serrés et en habits. Partout, les différents barreaux de France leur ont emboîté le pas, jetant ou suspendant ici ou là leurs robes dans les travées, alors que depuis trois semaines presque aucune audience n’a lieu, pour cause de « grève totale » de la profession.
« Si la réforme passe, cela veut dire qu’un tiers d’entre nous disparaît, rappelle Gaël Balavoine. La hausse de cotisations annoncée veut dire aussi que ceux qui défendent les plus démunis ne pourront plus exercer. On se bat pour nous, mais également pour défendre l’accès au droit pour tous, un principe essentiel dans une démocratie. »
Une semaine plus tard, ce sont les médecins et soignants de l'hôpital parisien Saint-Louis qui fournissent une autre vidéo saisissante, par un jeté de blouses blanches à l’occasion des vœux traditionnels de janvier. Le décor y est pour beaucoup. Dans la grande salle à coursives tapissée de vitrines, qui abrite le musée de cet antique hôpital parisien, le personnel semble rejouer la partition concrète de la démission des 1200 médecins de leurs postes de chefs de service, intervenue la veille…
Rebelote à Bobigny, en banlieue parisienne, cinq jours plus tard : cette fois-ci, une centaine d’infirmiers, de médecins ou paramédicaux se dévêtissent sur la pelouse de l’hôpital Avicenne, devant un mannequin en costume. La direction, sentant le chahut arriver, venait d’annuler discours et galette, le personnel a donc organisé sa propre cérémonie, sur un air de Renaud revisité. Là encore, le symbole a toute sa place : avant de lancer leurs blouses blanches ou leurs tenues bleues de bloc, les manifestants ont récité de concert le serment d’Hippocrate.
« Nous avons aussi remis des ordonnances par l’intermédiaire de nos représentants à la commission médicale d’établissement, rédigées service par service, qui listent l’ensemble de nos besoins : un poste de médecin, d’infirmière, mais aussi des choses aussi banales que des couches pour la gériatrie, ou un thermomètre supplémentaire là où il n’y en a qu’un pour 40 patients… » Pour Maud Gelly, médecin au sein du centre IVG d’Avicenne, syndiquée à la CGT, le constat est simple : « Retirer nos blouses, cela veut dire que dans les conditions que l’on nous impose, nous ne pouvons pas exercer notre travail correctement, que nous ne cautionnons pas les soins de mauvaise qualité que nous prodiguons et que cela nous fait mal au cœur. »
L’hôpital public, mobilisé depuis des mois contre le manque de moyens, n’a pas cessé de réinventer les formes, pour tenter de survivre dans l’espace médiatique. Le collectif Inter-Urgences a d’ailleurs été relativement pionnier en la matière, et avant lui les personnels attachés à dénoncer l’état d’agonie de nombreux établissements psychiatriques, en campant devant leur hôpital ou en montant sur les toits. « Nous n’avons cependant pas été entendus », déplore Maud Gelly.
Vendredi 17 janvier, le gouvernement a opposé une fin de non-recevoir aux revendications du Collectif Inter-Hôpitaux, hormis la promesse déjà faite d’une reprise d’un tiers de la dette des hôpitaux et d’une prime pour les personnels des urgences, mesures jugées largement insuffisantes pour répondre à la crise. La grève, dans le cadre contraint du service minimum (qui permet d’assigner le personnel pour assurer la continuité des soins), épuise et décourage une partie du personnel. D’où la volonté de se rendre visibles, dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites.
« Par ce geste, nous voulions secouer le gouvernement mais nous sommes bien conscients que cela dérange surtout notre direction, ainsi que le service de communication, qui était un peu paniqué, et voulait même nous empêcher de filmer la scène, concède Maud Gelly, après l’action d’Avicenne. Mais notre espoir, c’est que si les directeurs sont chahutés et doivent partout annuler leurs vœux, ils décrocheront leur téléphone pour prévenir en haut lieu que ça suffit, et que les équipes ne tiennent plus. »
Inspirés eux-aussi par les avocats, une cinquantaine d’agents parmi les 330 que comptent les établissements du Mobilier national et des Manufactures de tapis, tapisseries et de dentelles, ont créé un « mini buzz », rapporte Nicolas Mancel, menuisier, responsable CGT. Ils ont déposé rabots, bleus de travail ou marteaux alors que leur directeur, Hervé Lemoine, délivrait ses vœux au personnel. « La communication est le dada de notre directeur. Donc cette mauvaise publicité le dérange énormément. Même le ministère, cela ne lui plaît guère quand on fait du bruit, cela l’oblige à réfléchir au futur de nos services. »
Source : Mediapart