Après avoir remporté plusieurs batailles judiciaires, 183 femmes et hommes de ménage se voient contraints de rembourser près de 3 millions d’euros à la société Elior Services, à cause de l’effet conjugué d’une décision de la Cour de cassation, de la loi El Khomri et des ordonnances Pénicaud.

 

Le retournement est spectaculaire. Près de 200 employés marseillais de l’entreprise Elior Services, poids lourd du nettoyage, vont devoir rembourser au groupe l’équivalent de 2,8 millions d’euros de primes, obtenues après une longue bataille judiciaire. Pour ces salariés payés au Smic, parfois à temps partiel, il s’agit de rendre 10 000, 15 000, parfois 30 000 euros chacun, comme l’a relevé cet article de La Provence.

« C’est terrible, confirme Maria de Araujo, salariée et déléguée CGT chez Elior. Moi je dois rembourser 10 000 euros, ce qui correspond à un rattrapage du 13e mois, plus une régularisation de congés payés que j’ai obtenue en cour d’appel. Pour celles qui avaient obtenu une majoration de leur salaire pour avoir travaillé le dimanche, cela peut monter jusqu’à 34 000 euros. Comment vont-elles payer une telle somme ? »

Les montants les plus élevés concernent notamment les femmes et hommes de ménage de la clinique Casamance, à Aubagne. Mais aussi d’anciens employés, aujourd’hui à la retraite ou en invalidité, chez qui des sociétés de recouvrement sont venues apporter la mauvaise nouvelle, tout au long du mois d’octobre. La plupart d’entre eux vivent avec moins de 1 000 euros par mois.

L’histoire débute en 2008. Une centaine de salariés d’Elior Services décident d’attaquer le groupe en justice, sur le motif d’une inégalité de traitement. Dans le secteur du nettoyage en sous-traitance, il n’est pas rare que les salariés passent d’une entreprise à l’autre, au gré des appels d’offres, mais leur convention collective leur assure normalement d’être repris en conservant leurs avantages (primes, 13e mois, niveau de majoration équivalent si weekend ou nuits travaillés…).

Mais Elior Services intègre également à ses effectifs des salariés de cliniques, lorsque celles-ci décident de se séparer de leurs services de nettoyage en interne. Dans ce cas-là, l’entreprise doit leur refaire un nouveau contrat, dans lequel elle intègre aussi leurs précédents avantages…, ce qui provoque immanquablement l’amertume de ses salariés « historiques », soumis à un régime moins favorable.

« On touchait beaucoup moins que des collègues qui faisaient exactement le même boulot que nous ! se rappelle Maria De Araujo. Nous avons d’abord demandé une négociation dans le cadre du comité d’entreprise sur une idée simple : à travail égal, salaire égal. On n’a rien obtenu et nous sommes donc partis aux prud’hommes. »

Victoire en 2012, confirmée en 2016 devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence. Les salariés touchent rétroactivement des primes et des avantages salariaux, qui, pour certains, remontent jusqu’en 2003. D’autres employés d’Elior entrent dans la danse, soutenus par le syndicat CGT. Tout comme des salariés d’entreprises concurrentes, comme la célèbre Onet, qui font valoir leurs droits devant les juges prud’homaux, obtenant gain de cause à Marseille, Martigues, Aix, mais aussi Sète, Montpellier ou encore Grenoble. « Et ceci du fait que la loi et la jurisprudence leur étaient favorables lorsque les procédures ont été engagées, rappelle Roger Vignaud, l’avocat d’un certain nombre d’entre eux. Sinon, nous ne nous serions jamais lancés. »

Les employeurs ne restent évidemment pas les bras ballants. « Il existe de plus en plus de contentieux résultant de l’application du principe “à travail égal, salaire égal”, s’inquiète la fédération des entreprises de propreté (FEP), d’après une note juridique en date de janvier 2015, que Mediapart a pu consulter. Ces contentieux fragilisent les entreprises, surtout en période de crise, ce qui ne favorise ni les embauches ni le maintien dans l’emploi des salariés. » La FEP envisage deux pistes en sa faveur : faire évoluer la position de la Cour de cassation, ultime recours en droit français, ainsi qu’« une intervention légale afin d’insérer dans le code du travail un article spécifique » sur ce sujet.

Son action est couronnée de succès. Le 30 mai 2018, la Cour de cassation casse les jugements précédents, donne raison à Elior Services, et clôt même la procédure judiciaire, alors qu’elle aurait pu demander à une cour d’appel de rejuger. Ce qui permet au groupe, quelques mois plus tard, d’aller chercher ses deux millions d’euros attribués sur décision de justice à ses salariés. « Rien dans cette décision n’oblige Elior à nous demander de rembourser, s’insurge Maria De Ajauro. Ils savent dans quelle situation nous nous trouvons, ils connaissent le montant de nos salaires. On aurait pu trouver une solution, un geste, un effacement au moins partiel de la somme. »

Bien « conscient de la situation des salariés et anciens salariés », Elior Services tient cependant sur sa position, comme l’explique la direction du groupe, sollicitée par Mediapart : « Appliquer les décisions de justice, qu’elles lui soient favorables ou défavorablesSuite aux décisions de première et deuxième instances, immédiatement exécutoires, Elior Services a respecté la loi, a versé les indemnités aux personnes concernées, et a porté le dossier en cassation. Ces indemnités auraient pu être consignées sur un compte spécial, la procédure n’étant pas terminée. » Seule concession, un étalement possible de la somme à rembourser, sur plusieurs années.

Au-delà de la somme, c’est aussi la méthode qui fâche les salariés et leur défense. La Cour de cassation s’appuie, pour juger de l’opportunité d’étendre ou pas aux salariés d’Elior Services des primes d’assiduité, de transport et d’insalubrité, sur deux jambes : « l’évolution générale de la législation du travail en matière de négociation collective » et « la jurisprudence en ce qui concerne le principe d’égalité de traitement ».

Effectivement, depuis 2015, les arrêts de la Cour de cassation ont pris un tour nouveau, rendant bien plus étroite la notion d’égalité de traitement. Le code du travail n’est pas en reste. En 2016, la loi El Khomri intègre au code un article qui interdit à des salariés « historiques » de réclamer les mêmes avantages que ceux des nouveaux entrants, transférés à la faveur d’un marché.

Cet article a été introduit par un amendement, déposé par Éric Alauzet, à l’époque député d’EELV (Europe Écologie-les Verts), et soutenu par plusieurs élus écologistes. Éric Alauzet est depuis devenu député de La République en marche. « Dans mon idée, il n’était pas question de revenir sur des situations acquises mais de dire que, quand une entreprise obtient un marché, elle doit savoir où elle met les pieds. Car ce genre de rattrapage, dont nous parlons, pouvait occasionner des secousses financières importantes pour une entreprise, dans un secteur fragile. »

Le député, pour s’en convaincre, a alors rencontré des employeurs de la propreté dans sa circonscription à Besançon et une représentante de la FEP. A-t-il vu des représentants des salariés avant de proposer son amendement ? « Non », répond Éric Alauzet, qui se dit aujourd’hui « choqué » par la tournure que prennent les événements pour les salariés d’Elior.

Car la modification du code ne s’est pas arrêtée là. En septembre 2017, dans le cadre des ordonnances Pénicaud, au tout début du quinquennat d’Emmanuel Macron, le texte est à nouveau modifié. Désormais, l’article s’applique « aux contrats de travail, quelle que soit la date à laquelle ces contrats ont été repris ». Pour Roger Vignaud, l’avocat des salariés d’Elior Services, « cette disposition signifie, sans que cela soit toutefois clairement exprimé, que l’article est rétroactif et s’applique aux procès en cours introduits antérieurement à la publication de ce nouvel article. Ce n’est plus la notion d’engagement de la procédure qui prévaut mais celle de la date à laquelle le marché a été repris. Et cela, quand bien même aurait-il été passé il y a dix ans. » Inacceptable pour l’avocat, qui rappelle que près de 800 salariés sont actuellement engagés dans des contentieux de ce type.

« C’est l’amendement de la loi Pénicaud qui a élargi le champs d’application, ce qui moi me surprend, concède Éric Alauzet. Dans mon idée, il n’était pas question de revenir sur des situations acquises. » Le député, qui siégeait au Palais-Bourbon lors de l’examen des ordonnances, n’a, selon ses dires, rien vu venir. « Cela peut troubler mais c’est impossible de suivre tous les textes et tous les articles. On peut passer à côté d’une chose pareille. Mais je suis en contact depuis jeudi avec le ministère du travail pour décrypter tout ça, car la situation, bien sûr, est très tendue pour ces salariés. »

Pour un certain nombre d’observateurs, cette décision de la Cour de cassation n’a rien de scandaleux : les salariés avaient gagné en appel, la Cour casse ce jugement parce qu’elle a changé d’avis, ils doivent rembourser. Ce qui n’épuise pas le sujet. « La Cour de cassation n’aurait elle pas pu appliquer sa nouvelle jurisprudence à compter seulement des affaires soulevées après le changement de la loi ? souligne un fin connaisseur du droit du travail, que nous avons interrogé. Parce que c’est profondément injuste sinon : les salariés vont aux prud’hommes en croyant gagner et on change les règles à la fin. »

Source : Médiapart

Lien l'express : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/des-femmes-de-menage-doivent-rembourser-2-8-millions-d-euros_2050973.html

 

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